Pour cause de Covid-19, la 14e édition de la Biennale de Dakar, qui devait s’ouvrir cette semaine, est repoussée jusqu’à nouvel ordre mais son directeur artistique, Malick Ndiaye, se montre optimiste. Commissaire d’exposition et théoricien de l’art, Malick Ndiaye enseigne l’Histoire de l’art et le Patrimoine culturel. Il est actuellement chercheur à l’IFAN (Université Cheikh Anta Diop de Dakar) où il est Conservateur du Musée Théodore Monod d’art africain.
Ci-dessous son interview publiée initialement par le site web de l’Institut Français au Sénégal.
Malick Ndiaye
Dans quel état d’esprit êtes-vous actuellement ?
Dans un état d’esprit positif parce que je suis persuadé que nous allons tirer des leçons importantes de cette pandémie. Il y a bien sûr, les drames qui y sont liés, les décès et les familles touchées, mais il nous faut aller de l’avant et réfléchir à ce que l’on peut garder de cette période pour avancer. Au point de vue géopolitique, je crois qu’un nouveau regard émerge. Le monde tel qu’il marchait nous semblait être la norme et la recherche d’alternative se heurtait sans cesse à des échecs. Après un vrai coup de massue, lié à l’incertitude de la situation, on aspire une bonne bouffée d’air puis on analyse le monde qui nous entoure avec plus d’acuité.
Quelles ont été les répercussions, directes et indirectes, de la pandémie sur votre activité à l’IFAN et au Musée Théodore-Monod et comment avez-vous géré ces deux mois ?
Mes activités sont éclatées sur 3 terrains. Côté enseignement, j’ai la chance d’avoir de petits groupes d’étudiants qui ont tous un accès Internet. Une partie de mes cours a été réalisée en ligne pendant la fermeture des établissements universitaires. Avant même l’arrivée du virus, j’étais déjà habitué à une certaine forme de télétravail. Il a juste fallu utiliser ces outils de manière plus pratique et pragmatique. Côté recherche, le semi-confinement que nous avons vécu est positif d’une certaine manière. Des plateformes gratuites pour accéder aux informations ont été ouvertes qui nous permettent d’être des chercheurs à domicile. Le terrain manque bien sûr mais c’est aussi un défi pour redéfinir certaines méthodes de travail. Les interviews et enquêtes en ligne sont possibles. J’ai pu avancer sur un certain nombre d’articles. Enfin, au Musée et côté conservation du patrimoine, nous avons réduit au maximum les équipes, qui se relaient pour protéger et s’occuper des objets. Nous avons publié régulièrement sur notre page Facebook, des objets de notre fonds, accompagnés de leur bibliographie augmentée.
De manière générale, j’étais en retard sur nombre de choses, la pression montait… Cette période de « sas » m’a donné la possibilité de fixer les priorités. Je me suis rendu compte aussi que de nombreuses choses n’avaient pas obligatoirement besoin d’être réalisées en présentiel et que c’était même une perte de temps, même si, bien sûr, le numérique ne fait pas tout.
Quelles sont les leçons à retenir de cette pandémie ?
La crise est l’un des moteurs de l’Histoire, l’évènement qu’il crée en est le facteur structurant. Cette situation va nous permettre de redéfinir notre vision du monde, notre stratégie, nos comportements, notamment vis-à-vis de la nature et des modèles déjà reçus. Elle laissera une meilleure conscience humaine par rapport à la vie et au pouvoir. Des choses sont aussi en train de se renégocier. Le virus a frappé sans discrimination et n’a pas suivi les canons systémiques. Ainsi, il nous a révélé la vulnérabilité des tenants du système planétaire qui se sont trouvés dans un rapport horizontal avec les plus faibles, Les soit disant disparités et retards de certains pays ne sont que le fruit d’une construction discursive, encadrée par des institutions et par des textes normatifs (FMI, Banque Mondiale…) qui donnent lieu à un état de fait accepté par tous. Aujourd’hui, une occasion nous est donnée d’assister à un rééquilibrage du monde. Et cet impact psychique va irriguer au niveau économique, politique et culturel. Au point de vue artistique, nous avons pu observer au Sénégal et dans le monde une très grande implication des artistes, dans tous les domaines, ce qui a montré le rôle essentiel de l’art dans une société en crise. Un vrai rôle social avec un fort impact sur les consciences. Les artistes, tout comme les médecins, ont été des soldats face à la menace.
Qu’est-ce qui, selon vous, risque de changer à moyen et long terme dans le domaine des arts visuels
La pandémie risque d’avoir un impact profond sur le marché de l’art. C’est une pandémie des réseaux sociaux, avec une information partagée de manière quasi-instantanée, et de la mobilité, avec cette inter-connectivité mondiale remise en cause. Il y aura moins de circulation et de rapports physiques dans un premier temps, or, l’œuvre d’art c’est quand même un rapport physique concret ! A la sortie de la pandémie, le marché de l’art va probablement investir plus dans les activités en ligne et le développement du marché local. Ce qui pourrait représenter une opportunité pour les pays africains au sein desquels les marchés sont moins structurés et visibles. D’autres changements vont intervenir : certaines institutions, notamment aux Etats-Unis et en Europe, risquent d’être tellement impactées qu’elles vont fermer ou être obligées de se restructurer.
Toutefois, il n’est pas exclu que les choses résistent pour revenir à la normale. C’est là qu’on doit lutter pour faire la différence entre lever un nouveau monde et ressusciter des cadavres. Le système mondial dominé par l’Occident a montré ses limites et ne doit plus être la référence. Les pays ont commencé à développer leurs propres manières de faire face à la pandémie. Par exemple, au Sénégal, nous n’avons pas attendu que les masques viennent de l’étranger, nous les avons fabriqués nous-mêmes. Et nous avons même vu les Français commencer à faire la même chose… Nos médecins ont montré un esprit de méthode, d’analyse et d’organisation qui continue à maitriser la situation depuis trois mois. Nous avons assisté à des réponses fragmentées, personnalisées et non plus habituellement globales. Cette réactivité endogène ne doit pas s’éteindre.
Vous êtes le directeur artistique de la Biennale de Dakar, qui devait s’ouvrir cette semaine. Selon la Biennial Foundation, plus de 43 manifestations culturelles d’envergure (biennales, triennales notamment) ont été annulées ou repoussées dans le monde cette année. Celle de Dakar en fait partie et les nouvelles dates ne sont pas encore connues à ce jour. Quel est le message que vous souhaitez adresser aux artistes participants ?
La Biennale de Dakar est la manifestation la plus résistante du continent. Depuis 1990, elle est financée par l’Etat sénégalais et a traversé nombre de péripéties. Elle est toujours debout, résiliente. Il est donc évident qu’elle va rebondir, une fois de plus, et saura tirer profit des choses que nous sommes en train de vivre. Bien sûr, tout ne sera pas comme avant et nous devrons nous redéfinir. Mais les artistes sont là. La Biennale est là. En attendant une prise de décision officielle des autorités, toute l’équipe a continué à travailler. J’ai moi-même avancé sur le catalogue. Je suis optimiste.
On a lu dans la presse la remise en cause du format Biennale, et des voyages qu’il implique pour les professionnels de l’art. Un format mis à mal par l’incertitude sanitaire qui pourrait devenir récurrente sur notre planète. Qu’en pensez-vous ?
Des biennales ont été reportées ou annulées, et on aura échoué si on ne profite pas de cette occasion pour repenser leurs modèles. Mais penser ce nouveau modèle doit être une réflexion globale qui sorte du cade exclusif de l’évènement. Cela touchera à l’expérience esthétique, à la manière dont on doit établir des contacts avec l’œuvre d’art, et cela ira même jusqu’à influer sur la définition des caractéristiques de celle-ci. Le local a besoin d’être confronté au global pour faire état de la création du monde. Les biennales accompagnent l’actualité artistique mondiale et existent pour renouveler les supports et les pratiques. Ce sont des blockbusters qui, dès leur origine, ont été articulées à un développement des infrastructures et à une régénérescence économique des localités qui les abritent. Et dans ce cadre, leur rôle a été de servir de fenêtre pour accéder à l’extérieur et vice versa. Or, ce modèle implique des voyages, des transports d’œuvres et une grande dépense carbone, mais aussi des contacts humains.
Donc, quel nouveau modèle ? On peut imaginer plusieurs pistes. Est-ce qu’une biennale a besoin de se faire uniquement en présentiel ? Comment donner plus de place à la production d’œuvres in situ avec des matériaux éphémères et biodégradables ? Est-ce que nos expositions ont besoin d’être toujours entre quatre murs, terme de la propriété du système techno-libéral qui profite à une partie de la population, toujours les mêmes chaque deux ans. Commençons donc par repenser le modèle même d’exposition. La Biennale de Dakar a adopté, pour la première fois de son histoire, une exposition grandeur nature le long du littoral marin de la corniche ouest appelée Doxantu (promenade en wolof). Comment mieux intégrer l’exposition de l’art dans le tissu urbain, à l’air libre ? On gagnerait à plusieurs niveaux. On serait d’une part dans un espace aéré où les distances physiques peuvent mieux être respectées, avec un flux d’individus plus important, certes, mais moins exposé. L’exposition servirait le plus grand nombre en libérant l’art du système.
Comment imaginez-vous la prochaine édition de la Biennale, qui fête ses 30 ans cette année?
Notre thème « Forger, Ĩndaffa », était une volonté de réfléchir par le biais de l’art à une nouvelle géopolitique, à de nouveaux modèles de société. Nous voulions forger de nouveaux savoirs, de nouvelles pratiques culturelles, de nouveaux mondes. La pandémie nous appelle à faire de ce vœu une réalité, nous met au pied du mur pour le réaliser. Il va nous falloir affronter le futur avec les modèles qu’on se choisit soi-même. C’est à cela que Ĩndaffa nous appelait déjà à réfléchir. La Biennale sera donc au cœur de cette actualité, de ce nouveau monde qui devra s’élever après la pandémie. Pour autant, il n’est pas opportun de faire une Biennale qui se concentre sur la pandémie ou qui l’illustre de manière directe. La majorité des œuvres sélectionnées portent un discours sur la nécessité de forger une nouvelle humanité. Même si la future Biennale ne sortira certainement pas indemne de cette situation mondiale, ce ne sera pas une Biennale-Coronavirus.
Même financièrement, vous n’êtes pas inquiet ?
Les questions économiques sont globales, aucune structure ne peut y échapper. Des choix doivent être faits par l’Etat. Je n’ai pas peur pour la destinée de Dak’art. Ses 30 ans seront fêtés dignement.
L’art pourrait-il avoir un rôle thérapeutique dans le monde post-Covid 19 ?
Il a déjà commencé à le faire ! Il ne faut pas sous-estimer le rôle de l’art pendant la pandémie : il est venu nous rendre visite et nous tenir compagnie. Les musées, les galeries, les artistes ont trouvé des alternatives pour toucher le public. Il est évident que l’art a la capacité de nous soigner. A nous de réadapter les expositions et les dispositifs pour accompagner notre convalescence au mieux. Le musée, tel que je le vois, est à la fois le gardien de la mémoire et la caisse de résonnance de l’actualité. Ainsi, il met en exergue les points les plus positifs ce que nous sommes en train de vivre.
Interview exclusive du site web http://institutfrancais-senegal.com