Restaurer la culture et la philosophie de l’Afrique est essentiel pour son développement

Partager sur facebook
Facebook
Partager sur google
Google+
Partager sur twitter
Twitter
Partager sur linkedin
LinkedIn

                 Par Hippolyte Fofack
 


En favorisant la découverte de la vérité, la philosophie peut fournir le socle intellectuel propice au développement, et éclairer le chemin en direction de sociétés plus soudées et plus prospères. Comme l’a écrit Victor Hugo, « La philosophie doit être une énergie ; elle doit avoir pour effort et pour effet d’améliorer l’homme ».

Or, les dirigeants politiques à travers l’Afrique échouent largement à appliquer ce précepte. Plutôt que de développer une conscience collective susceptible de favoriser convergence économique et intégration régionale, la plupart des gouvernements du continent se contentent de gérer les crises les unes après les autres. La persistance d’un modèle de développement colonial d’extraction des ressources – fondamentalement déconnecté des traditions historiques et aspirations futures de l’Afrique – ne fait qu’aggraver le problème.

Ce délaissement de la philosophie, et le vide idéologique qui en résulte (en particulier dans le domaine politique), sont également enracinés dans plusieurs siècles de colonialisme et d’esclavage, durant lesquels la déshumanisation des Africains et la répression de leur culture devinrent parties intégrantes de la prospérité économique et de l’accumulation de richesse en Europe et en Amérique. Ce phénomène impliquait également la destruction systématique des structures sociales qui définissaient les sociétés africaines et qui unissaient les communautés, ce qui se reflète aujourd’hui dans un manque de confiance chronique vis-à-vis de l’État.

Les institutions coloniales ont également provoqué des dommages psychologiques durables chez les Africains. Elles ont transformé en victimes passives les descendants de grands inventeurs, parmi lesquels les architectes des pyramides d’Égypte et du Soudan, les mathématiciens qui sculptèrent l’os d’Ishango et de Lebombo, ou encore les ingénieurs, marins et navigateurs qui construisirent de longs navires capables d’atteindre l’Amérique du Sud et la Chine dès le XIIIe siècle.

Le colonialisme a rendu inévitable la discontinuité culturelle. Les colonisateurs ont pillé et détruit un certain nombre de symboles à la signification artistique, historique et spirituelle. Selon des estimations récentes, la quasi-totalité du patrimoine culturel matériel de l’Afrique se situe aujourd’hui en dehors du continent, la Belgique possédant à elle seule plus de 180 000 œuvres d’art africaines. Les artefacts pillés s’étendent des manuscrits et instruments de musique jusqu’aux portes et trônes de palais, statues de bois et masques d’ivoire. Les célèbres bronzes du Bénin, que le Nigeria s’efforce de rapatrier depuis des décennies, se trouvent dispersés dans le monde entier, y compris au musée Peabody de l’Université d’Harvard.

Les populations et pays d’Afrique ont été dépouillés des ancrages spirituels qui façonnaient leur imagination collective, leur histoire partagée, et qui auraient favorisé cohésion sociale et continuité culturelle à travers les générations. Dans un rapport de 2018 très applaudi concernant la restitution des biens culturels africains, commandé par le président français Emmanuel Macron, les auteurs décrivent les musées d’exposition d’œuvres d’art pillées comme faisant partie d’un « système d’appropriation et d’aliénation » qui continue de priver les Africains d’un « enrichissement spirituel qui constitue le fondement de [leur] humanité ».

Cette privation spirituelle vient perpétuer le modèle de développement colonial d’extraction des ressources qui l’a précisément provoquée. La persistance de ce modèle a transformé une Afrique aux ressources abondantes en continent le plus pauvre et le plus dépendant des aides au niveau mondial, et l’a empêché de bâtir des industries manufacturières significatives, dont il a toujours été démontré qu’elles élargissaient les opportunités économiques pour les travailleurs, et qu’elles renforçaient la convergence mondiale. Ceci a posé les bases des crises récurrentes de la balance des paiements en Afrique, ainsi que de la pauvreté intergénérationnelle sur le continent.

Plus que tout autre continent, l’Afrique est gouvernée par des modèles politiques et économiques qui ne reflètent pas ses propres traditions, et qui étouffent son développement en élargissant le fossé entre un passé ingénieux et un présent tout juste naissant, ainsi qu’entre la croissance réelle et la croissance potentielle. Ceci marginalise également le continent dans les avancées en direction des Objectifs de développement durable, ainsi que dans les efforts mondiaux d’éradication de la pauvreté. Constat édifiant, alors que l’Afrique représente moins de 18 % de la population planétaire, elle abrite environ 60 % des personnes vivant dans l’extrême pauvreté au niveau mondial.

Dans son ouvrage de 1986 intitulé Décoloniser l’esprit, l’écrivain kényan Ngugi wa Thiong’o avertissait les Africains que l’obtention de l’indépendance politique serait plus facile que de se libérer de la mentalité coloniale. Thiong’o avait raison : plus de soixante ans après l’indépendance de nombreux pays africains, la décolonisation des esprits reste un défi. L’écrasante majorité de la population africaine demeure en manque d’enrichissement spirituel.

Si le rapatriement des objets africains pillés constitue une première étape importante, il doit s’accompagner d’une reconstruction de l’infrastructure physique et institutionnelle qui a préservé les symboles de l’identité et de la temporalité africaines durant plusieurs siècles avant l’assaut colonial. Ceci contribuerait à restituer aux populations le fil d’une mémoire interrompue, et de se réapproprier l’histoire africaine, tout en favorisant le potentiel de transformation sociale. Une réforme du système éducatif, en particulier, plaçant l’accent sur l’histoire et les fondements philosophiques communs du continent, permettrait de refaçonner l’existence dans l’Afrique d’aujourd’hui.

L’objectif doit consister à créer une superstructure commune, qui améliore la coordination du continent, et qui renforce les bases de la confiance, ce qui permettrait aux individus, aux entreprises et aux pays africains de surmonter la mentalité coloniale, ainsi que de promouvoir une nouvelle imagination collective et une vision du développement qui soit authentiquement africaine.

La zone de libre-échange continentale africaine, qui établit un marché unique est d’importance primordiale pour surmonter les murs imaginaires mais significatifs qui ont été érigés entre les pays. Il faudra néanmoins accomplir davantage pour réduire les risques de priorités concurrentes à court terme – les contraintes de la balance des paiements semblant toujours l’emporter sur la stratégie à long terme – et pour parler d’une seule voix. Promouvoir une conscience collective africaine en cette période critique permettrait au continent de tirer parti d’économies d’échelle et d’avantages démographiques pour émerger en tant qu’acteur géopolitique majeur sur la scène mondiale.

En l’absence de piliers idéologiques solides après leur indépendance, les pays africains ont longtemps adopté des idées et des modèles de développement enracinés dans le système colonial d’exploitation et de répression culturelle. Ces modèles les ont piégés dans un cercle vicieux de pauvreté intergénérationnelle et de dépendance aux aides, et ils exacerbent aujourd’hui l’instabilité ainsi que l’ampleur des chocs provoqués par le changement climatique et l’intensification des pressions migratoires.

L’avenir de l’Afrique dépend de la capacité du continent à transcender les constructions coloniales, à tirer parti de son riche héritage culturel, à renouer avec la dignité africaine, ainsi qu’à adopter des modèles de développement fondés sur des réalités philosophiques et historiques centrées sur l’Afrique. Pour citer le leader anti-apartheid et martyr Steve Biko, « Mieux vaut mourir pour une idée qui vivra, que vivre pour une idée qui mourra ».

Hippolyte Fofack, ancien économiste en chef et directeur de recherche au sein de la Banque africaine d’import-export, est membre Parker du SDSN de l’Université de Columbia, associé de recherche au Centre d’études africaines de l’Université d’Harvard, membre émérite de la Global Federation of Competitiveness Councils, et membre de l’Académie africaine des sciences.

Copyright: Project Syndicate, 2024.
www.project-syndicate.org

D'autres articles

“Muna Moto” ou l’enfant de l’autre

Réalisé en 1975 par Jean-Pierre Dikongué Pipa, Muna Moto est un long métrage fiction, noir et blanc de 85 minutes. C’est l’histoire d’amour

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Entrez en contact avec nous!