Dans cette partie de la série d’entretiens sur le Colloque international organisé à Niamey par le Lasdel, et le Leibniz Zentrum Moderner Orient de Berlin, sur le thème « La Modernité de l’Islam en Afrique de l’Ouest, Pratiques, Influences, et Trajectoires », Dr Sounaye Abdoulaye parle entre autres : des conclusions auxquelles sont parvenus les travaux des participants, de la nécessité de «dépasser le micro-étatisme des analyses en matière de science sociale », d’investir dans la formation des jeunes chercheurs, d’éviter la surinterprétation religieuse ; … Lisez plutôt !
MediaCulture.info : Les sciences sociales ont été convoquées lors du colloque de Niamey en vue d’une meilleure compréhension des changements sociopolitiques qui affectent l’Islam et les musulmans en Afrique de l’Ouest. Que ressort-il des débats qui ont occupé les chercheurs présents à cette rencontre?
Dr Sounaye Abdoulaye : La première chose qui est ressortie c’est qu’il nous reste beaucoup à apprendre et à comprendre des dynamiques qui caractérisent les sociétés musulmanes ouest-africaines. Nous connaissons très peu nos sociétés. Évidemment, cette méconnaissance vient de multiples facteurs aussi bien politiques, structurelles et infrastructurelles. Il y a très peu de recherches sur l’islam dans les sociétés ouest-africaines. Et quand elles existent, elles sont peu prospectives et ne s’intéressent qu’aux problèmes, c’est-à-dire les situations de crise. Et la plus grande expertise sur ces phénomènes se trouve ailleurs que dans cette région, aux Etats-Unis ou en Europe. Je trouve cela anormal.
La deuxième conclusion à laquelle nos travaux sont parvenus, c’est qu’il importe de dépasser le micro-étatisme de nos analyses ou même de nos initiatives en matière de science sociale, surtout lorsqu’il s’agit d’un phénomène aussi complexe que le fait religieux et plus précisément l’islam. Qu’est-ce que cela veut dire concrètement ? Examiner l’islam au Niger n’est pas suffisant pour saisir toute la complexité de l’islam dans le pays. Nous voyons bien, par exemple, que les acteurs de cet islam-là ne sont pas que des Nigériens et mieux, les acteurs islamiques nigériens sont non seulement dans des réseaux transnationaux, mais ils sont eux-mêmes translocaux, si on peut le dire ainsi. Il nous a paru indispensable de dépasser les cadres d’analyse classiques qui restent confinées à des territoires nationaux, et intégrer des perspectives beaucoup plus régionales et transrégionales.
Et si on s’interrogeait un peu sur les relations que l’islam au Niger entretient avec l’islam au Nigeria ou au Mali ? Il y a certainement des choses que nous ne pourrions comprendre qu’en gardant à l’esprit le caractère transnational des acteurs et des phénomènes religieux. D’ailleurs, tous ceux qui se sont intéressés aux courants islamiques comme la Tidjaniyya, la Qadirriyya ou le mouvement Izala savent que ces derniers transcendent les frontières nationales pour s’inscrire dans des cadres régionaux et de plus en plus globaux.
La troisième chose à laquelle notre rencontre a abouti, c’est qu’il faut non seulement investir dans la formation des jeunes chercheurs, mais surtout organiser des rencontres de ce genre qui leur donnent l’occasion de présenter leurs travaux et de recevoir les critiques de leurs pairs plus expérimentés. En vérité, la soif du savoir est là, et je crois qu’on fuirait nos responsabilités si on n’essayait pas de construire là-dessus. Gageons que d’autres initiatives viendront s’ajouter à celle-ci. Pour notre part, nous envisageons déjà une rencontre similaire en 2021 et à terme, d’instituer ce qu’on pourrait appeler les Rencontres des Sciences Sociales de la Religion du Lasdel ou encore Religion, État et Société…Peu importe le nom à la fin, l’idée c’est vraiment de contribuer à asseoir une culture de recherche scientifique solide sur le fait religieux. On ne peut pas développer la science sociale en Afrique sans les jeunes chercheurs et l’amélioration des conditions de leur formation.
Le quatrième et dernier élément que j’évoquerai ici, c’est la mise en réseau. Nous avons fait le pari d’organiser une rencontre internationale essentiellement orientée vers la jeune génération de chercheurs et je suis heureux de constater aujourd’hui que la rencontre de Niamey nous a permis une mise en réseau de ces derniers. Je dois signaler d’ailleurs, que beaucoup ont répondu à notre appel à candidatures, mais malheureusement, nos ressources limitées ne nous ont pas permis d’inviter tous les postulants. Personnellement, je me suis engagé dans cette entreprise de décloisonnement de la recherche dans nos universités et dans nos pays. Je fonde bon espoir que ce nouveau réseau nous aidera à atteindre cet objectif. D’ailleurs, si vous avez aussi remarqué, les deux langues du colloque étaient le français et l’anglais, une façon de pousser les initiatives au-delà des barrières linguistiques. C’est dommage et même inacceptable pour un chercheur comme moi que de voir que le Niger et le Nigéria n’ont presque pas de collaboration scientifique. Il est urgent de changer cela. Et si c’est la science sociale de l’islam qui va nous aider dans ce sens, tant mieux !
Peut-être une dernière chose quand même…la sociologie de l’espace religieux aujourd’hui. On a constaté presque dans tous les cas présentés, de profondes mutations dans la pratique de l’islam, mais surtout un changement profond par rapport aux acteurs qui animent aujourd’hui la sphère islamique. Les jeunes, les femmes et les lettrés sont de plus en plus nombreux. Bref, il y a de nouvelles élites musulmanes qui se créent.
MediaCulture.info : Peut-on affirmer qu’il y a chez les populations de la région la conscience d’une bipolarisation de l’Islam ?
Dr Sounaye Abdoulaye : De façon générale, on voit les pratiques islamiques devenir plus critiques les unes des autres. Parfois, c’est des débats et des oppositions théologiques. D’autre fois, c’est simplement le fait de compétitions sociales et politiques qui vont se traduire dans le champ religieux. Il ne faut pas oublier que les musulmans de quelque bord qu’ils soient restent des êtres humains. Ils ont leur point de vue, leurs préférences, leurs oppositions et leurs rivalités. Cette vérité anthropologique nous met à l’abri de surinterprétation d’actes posés par les musulmans, par exemple. La compétition, la rivalité et l’inimité animent les rapports entre musulmans et surtout les interactions entre les courants.
Je crois que c’est de cela que vous voulez parler lorsque vous évoquez la bipolarisation. Évidemment, comme fait social, l’islam n’échappe pas aux appropriations diverses qui en font une religion dont la pratique porte des enjeux multiples. Dans beaucoup de régions, par exemple, c’est important de prier et d’aller à la mosquée. Mais dans ces mêmes contrées, selon les circonstances, le plus important c’est la façon dont on prie et dans quelle mosquée. Non ? L’histoire des religions, y compris l’islam, c’est d’abord celle de leurs conflits internes. Et aujourd’hui beaucoup de musulmans de la sous-région vivent et pratiquent l’islam avec une conscience aigue d’éviter ce que l’autre fait ou pratique. Il est vrai qu’il y a une culture plus forte de la différence, mais aussi de la distinction. On investit beaucoup à paraitre « bon musulman » et même être meilleur musulman que l’autre. Et effectivement, cela polarise.
MediaCulture.info : Comment les chercheurs abordent ce fait, que faire face à cette situation ?
Le colloque n’a pas proposé de remèdes précis. Ce n’était pas son objet de toutes les façons. Par contre, nos débats ont souligné la nécessité d’éviter la surinterprétation religieuse, ce qui favorise des dichotomies bons/mauvais musulmans. Il a recommandé un bon investissement intellectuel et scientifique dans la compréhension des phénomènes religieux et surtout des dynamiques intra et interreligieuses. Par leur nature, nos sociétés sont plurielles et elles ne s’en portent pas si mal que ça. Si vous voulez mon point de vue personnel, il importe de créer les conditions sociales et politiques de communication et de dialogue qui tiennent compte de l’histoire et des conditions actuelles de ces sociétés.
J’étudie l’islam au Niger depuis une vingtaine d’années et je me rends compte que les mécanismes de dialogue et de communication sociale et politique des communautés dans leur ensemble, n’ont pas suivi l’évolution du champ islamique lui-même. Autrement dit, les stratégies et outils de gestion communautaire du phénomène islamique sont très en retard par rapport aux mutations que ce champ-là a connues. En fait, on n’a pas fait attention au fait que certains outils de cette gestion-là sont dépassés, qu’ils n’opèrent plus. Ils ont perdu de leur efficacité simplement parce qu’on n’a pas vu que c’est une nouvelle génération de prêcheurs, de prédicateurs et de pratiques islamiques. La créativité dans la gestion des biens communs de la société, en particulier la paix, n’a pas été à la hauteur de la créativité de ces nouveaux courants, nouvelles structures islamiques et finalement, nouvelles pratiques et aspirations. C’est une digression que je fais là par rapport à notre colloque parce qu’il n’est pas allé dans cette direction. Son objet était uniquement d’analyser et de proposer des outils de compréhension des dynamiques sociales. En fait, on peut dire que nous avons voulu mieux comprendre et donc informer.